Le journal "Pour", turbulent enfant de Mai 68
Tapez "journal" + "Pour" sur Google, et vous ne retrouverez que de lointaines références. Cet hebdomadaire belge n'a pas d'histoire sur le Net, ni dans les livres, et pourtant, il agita tellement la Belgique dans les années septante que des militants d'extrême droite finirent par mettre le feu à ses bureaux et son imprimerie, le 5 juillet 1981, au 22 rue de la Concorde à Ixelles.
L'ancêtre des tabloïdes
"Pour" était un enfant de Mai 68. Véritable bouillon de culture, cet hebdo créé en 1973 avait quelques décennies d'avance avec son format tabloïde et ses couleurs tapantes de page Une. Le journal était réputé pour ses enquêtes. Son fondateur, animateur et rédacteur en chef était Jean-Claude Garot. C'est lui qui dominait de sa forte personnalité, malgré un fonctionnement autogestionnaire, les ateliers d'Ixelles. Lui aussi qui possédait, entre autres avec sa soeur et sa mère, les droits sur la SA Offpress qui contrôlait "Pour".
Journalistes et pigistes y vivaient dans l'odeur de l'encre.
"Chez "Pour", raconte Garot, j'ai appris à conduire une rotative. J'ai mis une salopette pendant huit ans. On a eu l'honnêteté de se mesurer à des prétentions théoriques". Chaque "travailleur" de "Pour" recevait le même salaire et une indemnité de cinquante euros par enfant à charge. Par principe, le journal refusait la publicité. Résultat : les caisses étaient souvent vides.
Garot empruntait à droite et à gauche, sans toujours rembourser immédiatement. Les militants passaient dans une agence forestoise de la BBL, dirigée par le "banquier rouge" Willy Kalb, pour obtenir des prêts de 100000 FB avec la soi-disant intention de rénover leur salle de bains. "Je pense que j'ai dû avancer entre 8 et 10 millions de FB à l'époque", se souvient Kalb, aujourd'hui à la retraite. "J'ai connu beaucoup d'organisations révolutionnaires. Chez "Pour", c'était différent, il y avait un souffle de liberté".
Des artistes solidaires
Garot obtenait aussi des dons. "La première rotative de "Pour" a été financée par deux personnes", explique le fondateur du journal. "Il y avait Anna Jones, une Américaine issue d'une famille de Puerto-Rico. Je l'avais rencontrée à Cuba et elle fit don de ses biens à des mouvements révolutionnaires et à "Pour". La deuxième personne est Isy Fiszman, un créateur de happenings et collectionneur d'art contemporain qui m'a mis en contact avec plus de trente artistes, dont Yoko Ono. Un Daniel Buren a ainsi été vendu dix millions de francs belges à Saatchi & Saatchi".
Situé dans la mouvance de l'extrême gauche, majoritairement anticommuniste, l'hebdomadaire prit pour cibles privilégiées l'extrême droite et les barons de CEPIC, le Centre politique des indépendants et cadres chrétiens qui avait été créé au PSC pour contrer l'influence des démocrates chrétiens. Pendant plusieurs années, les journalistes de "Pour" levèrent d'innombrables lièvres - l'entraînement de la milice flamande du VMO à La Roche dans les Ardennes, les réunions "fascistes" au château du baron de Bonvoisin, le fichage des syndicalistes par la gendarmerie ou encore l'affaire Paul Latinus, du nom d'un militant du Front de la Jeunesse qui travaillait au cabinet ministériel de Cécile Goor.
"Pour" publiait des documents exclusifs in extenso et se faisait beaucoup d'ennemis, reprochant aux policiers, aux gendarmes et à la Sûreté de faire plus la chasse aux militants de l'extrême gauche qu'à ceux de l'extrême droite.
Il y avait une liberté de ton chez "Pour". Il y eut aussi des dérapages - des articles flirtant avec la pédophilie ou trop complaisants avec le régime de Pol Pot.
Au cours de ces années qui sentaient le souffre, Garot fonçait droit devant lui. Il attirait à lui les meilleurs journalistes (et les femmes) et les incitait à se dépasser. "Ce fut une expérience extraordinaire, un peu hallucinée, stimulante. On travaillait près de 80 heures par semaine", se rappelle Michel Gheude, qui rejoignit l'équipe de "Pour" après l'incendie. "Garot était ce que j'appelle une bonne crapule, qui n'avait peur de rien. Il faisait le travail qu'un petit fonctionnaire n'aurait jamais fait".
Grâce à ses liens avec le dessinateur Franquin, l'hebdomadaire publia des planches qui sont aujourd'hui des collectors. Ainsi le numéro 378, en septembre 1981, contenait un supplément BD avec des dessins inédits de René Follet, Sokal, Jacques Tardi et Franquin...
L'après-incendie
Après l'incendie du journal, des centaines de personnalités, journalistes ou simples militants exprimèrent leur solidarité. "Nous voulons un pluralisme de gauche qui fasse le plein de toutes nos voix et qui formule sans nous trahir, nous réduire, nous caricaturer, nos aspirations, nos revendications, nos exigences", écrivit Pierre Mertens dans un billet.
Même Paul Van den Boeynants, qui avait été étrillé par le journal, se fendit d'une lettre pour constater qu'avec cet attentat, "on a simplement réussi à créer un courant de sympathie pour "Pour", même des gens comme moi qui sont contre Pour"... Malgré l'élan de solidarité et un journal de soutien qui parut l'été 1981 avec le titre "Ils ne nous feront jamais taire !", l'hebdomadaire ne réussit jamais à se relever. Pendant un an, il vivota avec peu de journalistes et beaucoup de pigistes mal payés. Un projet de créer un quotidien sombra corps et biens. Dix-huit travailleurs sur 27 furent licenciés en mai 1982, provoquant un séisme dans l'entreprise. Criblé de dettes, Garot jeta le gant.
Bron: La Libre | Christophe Lamfalussy | 9 mei 2008
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