Re: Bommeleeër Luxemburg: 1985-1986
La défense plaide "Stay Behind"
Les avocats des deux prévenus dans le procès dit du Bommeleeër sont hier revenus sur les pistes négligées par l'enquête judiciaire. Entre une manœuvre du réseau Stay Behind qui avait mal tourné à Vielsam quinze jours avant le premier attentat, des contradictions du Premier ministre de l'époque, Jacques Santer, des agissements suspects du directeur du SREL de l'époque et la piste de suspects principaux qui n'a pas été suivie: cela fait beaucoup aux yeux de la défense.
Les avocats de Marc Scheer et de Joseph Wilmes, les deux anciens membres de la brigade mobile de la gendarmerie soupçonnés d'être les auteurs des 20 attentats à la bombe perpétrés entre le 30 mai 1984 et le 25 mars 1986 sur le territoire luxembourgeois, ont hier sorti l'artillerie lourde.
Au troisième jour d'audience du procès dit du Bommeleeër, Me Gaston Vogel et Me Lydie Lorang ont en effet soulevé un troisième et ultime moyen préjudiciable. Et non des moindres. Explorant les différentes pistes négligées selon elle par les enquêteurs, la défense replace l'hypothèse du réseau Stay Behind (cellules coordonnées par l'OTAN pendant la Guerre froide visant à combattre une éventuelle occupation par le bloc de l'Est) au cœur du procès.
"Ce que j'ai à vous dire serait dépourvu de sens si les attentats à la bombe avaient débuté une année plus tard", annonçait hier à la barre de la chambre criminelle de Luxembourg Me Vogel avant d'exposer ce qu'il appelle "la matrice historique" de ce procès.
S'appuyant notamment sur l'ouvrage du professeur d'histoire contemporaine Daniele Ganser (Les Armées secrètes de l'OTAN, 2005), l'avocat replace le contexte de l'époque et cette "histoire tout droit tirée d'un thriller politique".
Il rappelle au passage que l'armée luxembourgeoise était bien engagée dans de multiples manœuvres de l'OTAN au cours des années 1980 et revient en particulier sur "les jeux de guerre" organisés en 1984 par des "forces militaires secrètes" dans le nord du pays.
"Le Luxembourg a reconnu très tard et encore, mezzo voce, l'objectif des manœuvres dites Oesling dans les termes suivants: collecte de renseignements et participation des commandos luxembourgeois à des cours d'initiation aux méthodes de combat et techniques de sabotage des Forces spéciales US", indique Me Vogel. "Une façon mensongère d'expliquer la participation de nos forces à des manœuvres qui étaient en elles-mêmes scandaleuses, alors qu'elles indiquaient comme objectif le sabotage des pylônes d'électricité, les réservoirs d'essence, etc", précise l'avocat.
Et puis il attire l'attention sur un événement survenu dans la nuit du 12 au 13 mai 1984, soit deux semaines avant que ne survienne le premier attentat au Luxembourg : l'attaque de la caserne des chasseurs ardennais à Vielsam (à quelques km de la frontière luxembourgeoise) au cours de laquelle un soldat fut grièvement blessé "et le dépôt d'armes fut vidé après ce forfait", indique Me Vogel.
Comme l'a confirmé en 2006 un commandant du régiment des chasseurs ardennais de Vielsam, "des éléments luxembourgeois" étaient impliqués dans cette manœuvre dont le but était "de mettre à l'épreuve le matériel et le personnel des services spéciaux entrés en résistance dans l'hypothèse de l'occupation de l'espace OTAN par les forces du pacte de Varsovie, le concept "Stay Behind" en somme". Me Vogel renvoie dans ce contexte également au témoignage anonyme d'un sous-officier de l'armée diffusé la semaine dernière par RTL qui fait savoir que des soldats luxembourgeois ont bien été entraînés en Écosse en vue de sabotage, de maniement d'explosifs et de choix de cibles à viser.
Le procureur d'État n'a-t-il pas reconnu lui-même le caractère spécifiquement militaire des attentats, s'interroge la défense qui évoque un "terrorisme d'État". Et d'en appeler à la responsabilité du Premier ministre de l'époque, Jacques Santer, qui assura à la fin de l'année 1990 ne rien savoir sur le Stay Behind. Mais qui en janvier 1991 annonce dans une lettre adressée aux membres de la cellule luxembourgeoise du réseau que le SREL vient de dissoudre la structure et qu'il les remercie pour la "mission ingrate" qu'ils ont acceptée pendant toutes ces années.
Me Vogel indique également que le directeur du SREL, Charles Hoffmann, a confié pendant l'enquête judiciaire que le SREL entretenait à l'époque des relations étroites avec les Américains et plus particulièrement avec la CIA et qu'à l'ordre du jour du réseau Stay Behind figurait le mot d'ordre "ACTIONS". Le même directeur du SREL qui a transmis en toute illégalité des pièces à conviction au FBI aurait en outre suivi des cours au Pentagone.
La défense s'insurge également que la piste de l'ancien chef de la brigade mobile de la gendarmerie, Ben Geiben, l'un des principaux suspects, n'ait pas été suivie. Tout comme celle de ce que la défense désigne comme étant "son complice" Jos Steil (désormais décédé).
"Il est tragique pour la défense que de telles incompétences, incongruités et sabotages procéduraux n'ont fait qu'obscurcir un dossier où il est devenu sinon impossible du moins extrêmement précaire de retrouver le début des traverses qui pourraient amener à la solution de ce dossier scandaleusement traité par les autorités judiciaires", conclut Me Vogel.
La présidente de la chambre criminelle a renvoyé, hier, le moyen soulevé au fond de l'affaire, mais elle a également fait comprendre que ces arguments ne seraient pas oubliés lors de l'audition des témoins. Le procès se poursuit cet après-midi.
Me Vogel a également annoncé hier qu'il a reçu une lettre anonyme concernant les manœuvres dites Oesling. L'auteur de la lettre indique que le dossier concernant les manœuvres qui ont eu lieu en 1985 a disparu il y a deux ans des archives du centre militaire. "L'ancien chef de l'armée qui est en pension pour un poste à New York", lit l'avocat, "est venu personnellement de Luxembourg au centre militaire dans les archives et a pris deux classeurs des archives dont la description était Oesling". "La lettre vaut ce qu'elle vaut", a indiqué Me Vogel. Mais il suffirait d'aller vérifier dans les archives de l'armée si ce dossier a effectivement disparu.
Bron: Olivier Landini, 2013-02-28