Entretien avec l'ex-gendarme Lekeu: les plans de déstabilisation, la peur de la gendarmerie, le départ pour la Floride
Des vieilles révélations à passer au tamis
"J'ai raconté pas mal d'histoires. Mais je maintiens avoir vu en 1976 un plan d'action conforme aux tueries du Brabant. Aujourd'hui, j'ai toujours peur."
Martial Lekeu, 46 ans, est cet ancien gendarme passé en 1974 au groupe antiterrorisme 'Diane', affecté à la BSR de Bruxelles de 1975 à 1977, puis en brigade à Vaux-sur-Sûre jusqu'en avril 1984, lorsqu'il démissionne. Fin 1983, les premières tueries ont réveillé de vieux souvenirs sur les plans d'actions qu'on m'avait montrés au groupe G vers 1976. J'ai averti la BSR de Wavre. On m'a dit qu'on savait, qu'on enquêtait. Puis les menaces téléphoniques ont commencé, sur moi et mes enfants. Elles venaient de gendarmes.
En août 1984, il quitte Bastogne avec les siens, pour la Floride.
Début 1989, il fait à un confrère [Gilbert Dupont] des "révélations" sur l'existence d'un vieux projet de coup d'État en Belgique au Groupe G (les gendarmes du Front de la Jeunesse), sur les tueries du Brabant, sur la mort de Latinus. Il a fait une apparition la semaine dernière à Bruxelles. Nous l'avons rencontré. Il ne parle plus comme en 1989 d'un "service" qui aurait décidé d'éliminer Latinus. Il ne dit plus savoir que ce sont des agents de ce service qui se seraient débarrassés des armes des tueries dans le canal à Ronquières. Il dément avoir jamais dit qu'il surveillait Paul Vanden Boeynants. Rien que Latinus et le baron de Bonvoisin.
En 1989, six mois après ses premières révélations, Lekeu est interrogé au consulat belge d'Atlanta par les juges Lacroix (Charleroi) et Troch (Termonde), alors en charge des dossiers des tueries. A cette époque, il est signalé au bulletin central de renseignements comme témoin à entendre, ayant été mis en cause par un truand (mort depuis) dans le cadre de l'attaque des tueurs à Tamise, en 1982. Trois ans passent.
La semaine dernière, Lekeu était en Belgique. Selon lui, pour raisons familiales, mais aussi, dit-il, pour rapporter la preuve que la justice belge ne le recherche pas, ceci à la demande d'un de ses employeurs, les Douanes américaines, en vue de sa comparution en janvier devant la Cour fédérale d'Orlando, comme témoin à charge de trafiquants d'armes qu'il a contribué à faire 'tomber' l'été dernier.
Un plan, un ordre Bleu
"Nous étions une douzaine de gendarmes au groupe G. Il y avait un groupe similaire pour les militaires de l'ERM, un autre pour l'ULB. Moi, je restais d'abord gendarme. Quand j'ai vu ces fanatiques, j'ai fait rapport à la BSR, puis à un colonel de l'état-major, qui a alors tout fait stopper. Mais j'ai continué à les fréquenter, malgré l'ordre de les quitter. Je n'ai plus fait rapport à la gendarmerie, mais à d'autres, des Américains. Entre 1975 et 1976, j'ai vu le coordinateur du groupe G, le maréchal des logis Mievis, passer à Dossogne des dossiers de l'état-major, dont un politique. Clairement, il s'agissait de plans d'actions, de constituer des bandes pour des hold-up sanglants, de former des groupes politiques d'extrême-gauche pour des attentats. Il était bien question de grandes surfaces, de tueries déguisées en hold-up. Ainsi que de fournir armes et protection à des truands sans qu'ils sachent d'où ça venait. But: créer un climat de déstabilisation pour renforcer le pouvoir et les forces de l'ordre."
Sur les rapports faits à la BSR en 1976, Lekeu ne ment pas. C'est consigné dans des PV d'époque. Mais il n'y est pas question d'un tel plan d'actions.
L'ancien chef du ’Front’, Francis Dossogne, affirme: "Mievis ne m'a passé que des télex sur le terrorisme international d'alors. Aucun dossier de l'état-major. Pas même les fiches BSR qui nous concernaient. Quand Lekeu m'a dit être allé à l'état-major, j'ai écrit à Mievis et nous avons dissous le groupe G. Les enquêteurs ont ma lettre. J'ai été confronté à Mievis."
Pas de projet d'attaque, mais il était bien question de former un groupe au sein des forces armées pour renforcer l'État, une sorte d'Ordre bleu, nous dit un ancien du groupe M (militaire).
Les rapports de la BSR en 1976, transmis directement au commandement de la gendarmerie, n'ont donné lieu plus tard qu'à des mutations. Rien d'autre. Aujourd'hui, certains enquêteurs disent même que la liste originale des membres du groupe G (saisie début 1990) ne correspond pas à celle de la gendarmerie: ici, certains noms auraient été gommés, et d'autres ajoutés, dont Bouhouche (affaire Mendez).
Undercover et privé, pas CIA
Pourquoi, de Floride, en 1989, parler du groupe G? Pour lancer un pavé, dit Martial Lekeu. Mais j'ai raconté alors pas mal d'histoires. Pourquoi y revenir aujourd'hui? J'ai encore peur de la gendarmerie. Je vais porter plainte. Moi, j'estime avoir fait mon devoir. Eux pas.
En Floride, je travaille pour le gouvernement (les douanes) et je fais du renseignement dans ma société, l'International Intelligence Service. Jamais, je n'ai travaillé pour la CIA.
On lui parle alors d'anciens collègues gendarmes, Pattijn et Fiasse, partis à la même époque que lui pour la Floride, où ils exercent des fonctions dans l'église de Scientologie. Une organisation qu'on dit liée à la CIA. Martial Lekeu a un sursaut, puis il affirme n'avoir là-bas aucun contact avec Pattijn ni avec la Scientologie. Rien qu'avec les douanes américaines.
Bron: Le Soir | René Haquin | 23 november 1992