De Bercail aux bombes Teisseire
La décision de la 51e chambre du tribunal correctionnel de remettre "sine die" l'examen de la rocambolesque affaire des "bombes Teisseire" n'est pas la première décision de justice qui traduit le malaise des juges confrontés au flou jurisprudentiel qui entoure le développement actuel des méthodes d'enquêtes.
En septembre 1984, la police judicaire belge fut la cheville ouvrière d'une opération de "tactique criminelle", l'opération Bercail, orchestrée par la police fédérale allemande, le "BKA", pour faire tomber un groupe de trafiquants de drogue néerlandais. Trois d'entre eux furent acquittés à Bruxelles en première instance, le juge ayant retenu la thèse de la provocation. En 1986, la cour d'appel réforma ce jugement en condamnant les trois inculpés à des peines de 8 à 10 ans de prison.
Mille trois cent cinquante-six kilos de haschisch saisis. Septembre 1984 se termine comme un conte de fées pour la P.J de Bruxelles. Quelques jours auparavant, relatait à l'époque le Parquet, un "tuyau" de la police de La Haye avait mis les inspecteurs bruxellois sur la trace de trois trafiquants néerlandais de drogue. C'est alors qu'ils prenaient possession de la drogue sur le parking du Makro, à Machelen, que les trois trafiquants furent arrêtés. "Nous pensions acheter des cigarettes", déclarèrent-ils alors qu'on leur passait les menottes.
"Malheureusement, commenta encore le Parquet, deux trafiquants syriens et un allemand parvinrent à prendre la fuite..." Et pour cause. L'un était un commissaire du BKA; les deux autres des indicateurs rémunérés (2 millions de francs) par la police fédérale allemande.
Rétroactes
Le 10 septembre 1984, Interpol Wiesbaden demande, via Interpol Bruxelles, l'autorisation des autorités judicaires de la capitale de mener, dans les environs de Bruxelles, une opération de livraison sous contrôle de stupéfiants venant de Grèce vers la Belgique. "Un informateur de confiance, placé par nos services, explique le BKA, entretient des contacts avec un groupe de trafiquants de stupéfiants centré autour du ressortissant néerlandais Orlando Romy." La drogue, selon le BKA, aurait été achetée par Rommy, à un producteur libanais, Mohib Mahmoud Shamel. Le Néerlandais aurait prié... l'informateur du BKA, Ib. (qui réside actuellement à Munster), de lui livrer la marchandise dans un entrepôt des environs de Bruxelles. "Veuillez communiquer, demandait Interpol Wiesbaden à Interpol Bruxelles, si vos autorités compétentes sont d'accord."
L'opération "Bercail" est lancée en Belgique. Elle semble même avoir débuté avant la demande officielle d'Interpol Wiesbaden. Le 10 septembre 1984, en effet, un inspecteur de la PJ signale qu'un commissaire de la police de Leeuw-Saint-Pierre lui a renseigné une ferme isolée où le stockage de la marchandise pourrait se faire. Le même jour, le BKA demande aux policiers belges de réserver deux chambres à l'Holiday Inn de Diegem; l'une pour abriter les rencontres de l'indicateur du BKA avec les trafiquants; l'autre, voisine, pour héberger les équipes d'observation de la P.J. Dans le même temps, le consulat belge de Franc-fort délivre un visa pour l'accompagnateur de l'informateur du BKA, Ahmed Al N.
Alors que ces formalités s'accomplissent, le BKA informe Bruxelles du départ du camion de la Grèce vers la Belgique. Il transite par la Yougoslavie et l'Autriche suivi par une équipe d'observation du BKA, l'inspecteur Peter H. et le commissaire Gangolf N. Une apostille du procureur du Roi de Bruxelles est demandée pour faciliter les formalités douanières à la frontière belge.
Le 15 septembre, du matériel de photographie est dissimulé dans une citerne dans la ferme de Leeuw-Saint-Pierre. Les occupants de l'Audi 100, Cornelis De Wolf, Wilhelmus Wetschendorp et Freddy Schot sont identifiés. Les négociations traînent. La nuit venue, les policiers décident, pour des raisons de sécurité, de transférer la bétaillère contenant la drogue dans le garage... du commissariat de police de Leeuw-Saint-Pierre.
Une écoute téléphonique, réalisée à partir du territoire hollandais, permet d'identifier un suspect belge lorsqu'il contacte Orlando Rommy à Amsterdam. Le lendemain, les policiers arrêtent à Machelen les trois Néerlandais et laissent filer le commissaire du BKA et ses deux informateurs syriens. Une note interne du BKA, présentée en octobre 1984 à un inspecteur de la P.J. de Bruxelles en visite à Wiesbaden, confirme que l'indicateur a reçu la somme de 100.000 florins (2 millions de FB). De l'argent probablement prélevé sur l'argent saisi à Machelen.
"Nous avions 500.000 florins sur nous, ont toujours proclamé les trois Néerlandais. Le P.-V. de saisie n'en mentionnait que 100.000..." Technique policière moderne? Provocation? La vérité judiciaire a été dite par la cour d'appel en 1986. Le dossier d'instruction ignorait, lui, le montage subtil des policiers belges et allemands. Comme des dizaines d'autres instructions qui ne doivent leur bon aboutissement qu'à des méthodes judiciaires sujettes à réflexion...
Bron: Le Soir | 24 april 1990