Delhaize d’Alost : la dernière attaque des tueurs du Brabant, huit morts et les mêmes questions. Qui ? Pourquoi ?

Le samedi 9 novembre 1985, il est un peu plus de 19h30 lorsqu’une voiture s’arrête sur le parking du Delhaize. Trois hommes armés quittent le véhicule. Deux clients qui se trouvaient dans leur voiture et qui les ont aperçus n’ont pas le temps de quitter leur emplacement, ils sont aussitôt abattus. Parmi ces premières victimes, un père et sa fillette ainsi que le père d’Iréna Palsterman, qui elle se trouve dans le magasin avec son petit frère.

Tandis qu’un des auteurs reste sur le parking pour faire le guet, les deux autres se dirigent vers l’entrée du magasin où ils tirent encore sur plusieurs clients qui sortent du tourniquet avec leur caddie. La volonté des agresseurs est clairement de tuer, plusieurs victimes déjà blessées sont achevées au sol. Un carnage totalement inexplicable pour de simples voleurs.

Des hommes qui affrontent la police

Les quelques témoins qui sont parvenus à observer l’attaque évoquent trois hommes habillés comme des militaires, deux sont équipés d’un riot-gun, le troisième d’un pistolet-mitrailleur.

Ils ont pris soin de dissimuler leur visage et font preuve tout au long de l’attaque d’un sang-froid hors norme, l’un d’eux au moment de quitter le parking, marchant calmement à côté du véhicule de fuite avant d’y monter par le hayon arrière sous les yeux des policiers présents sur les lieux. Malgré les coups de feu échangés, tout semble pour eux tout à fait sous contrôle.

Iréna Palsterman avait 20 ans, pour elle impossible d’oublier

“Cela reste inscrit dans la mémoire même si au fil des années, cela devient un peu plus vague. Lors d’auditions plus récentes, je n’étais plus en mesure de donner autant de détails sur ce que j’ai vu et entendu “. Accompagné de Diederik, son jeune frère, Iréna se trouve dans le magasin lorsque les tueurs pénètrent à l’intérieur :”Ce dont je suis sûr à 100%, c’est qu’il s’agissait de francophones”.

Elle ignore encore à ce moment que son père figure parmi les premières victimes. Des détails fournis aux enquêteurs immédiatement après les événements, elle ne se souvient plus : ” Ces événements restent malgré tout gravés dans la mémoire, je vis tous les jours avec ce moment terrible et la culpabilité car c’est moi qui ai demandé à notre père de nous accompagner au Delhaize”. L’émotion reste perceptible dans ses propos : “Mon cerveau sait que ce n’est pas ma faute, mais cela reste quelque chose de très lourd à porter “.

Des familles meurtries sur plusieurs générations

Pour les proches d’Iréna également, cet événement tragique a tout bouleversé. Lors de l’attaque, elle était mère d’un bébé de trois mois. On peut imaginer aisément l’impact par la suite sur la vie familiale : ” Tourner la page, c’est impossible sans réponse ! J’aimerais tellement savoir d’ici deux ou trois ans ce qui s’est passé. Connaître la vérité de mon vivant pour que cela ne pèse pas en héritage sur ma famille, mes enfants et petits-enfants”.

Se donner les moyens d’aller le plus loin possible

Après 37 ans d’enquête infructueuse et de nombreuses frustrations vécues dans les relations avec les autorités judiciaires, Iréna Palsterman veut encore croire à une élucidation avant 2025.

Elle a confiance dans l’équipe d’enquête actuelle et place son espoir dans les progrès de la science criminalistique : ” l’ADN de parenté offre de nouvelles opportunités, un peu à la manière d’un GPS qui permet à partir d’une trace relevée sur une scène de crime d’orienter vers un groupe de personnes biologiquement très proche de l’identité ADN de l’auteur”. Ce qui peut mener à une identification via ses proches.

Dans ce contexte, permettre à l’enquête de continuer jusqu’à une période proche de la prescription comme le propose le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne serait une bonne nouvelle pour les victimes : “il ne faut pas oublier qu’avec la crise ” corona “, les enquêteurs ont perdu quasi deux ans, de plus sur le plan de la science, par rapport aux 37 années écoulées, on ignore ce qui sera possible dans un, deux ou trois ans”.

Les auteurs probablement dans le dossier d’enquête

Après trente-sept ans d’enquête, différentes pistes ont été explorées pour tenter d’identifier les auteurs d’une violence sans pareil au regard d’un butin modeste mis en balance avec le bilan humain : 8 morts à Alost pour moins de 20.000 euros d’argent liquide, les chèques étant inutilisables. Mais 28 morts sur l’ensemble des faits imputés aux tueurs entre 1982 et 1985.

Face à ce constat, le mobile pourrait se trouver ailleurs que dans le vol commis. L’hypothèse d’un racket paraissant dans ce contexte plausible même si la chaîne Delhaize l’a toujours nié jusqu’ici. Principal argument en faveur de cette thèse, la succession de trois attaques de Delhaize dans une période de six semaines, un délai très court et la découverte durant l’année 84 d’une valise avec des armes, de fausses cartes d’identité et un écrit sur lequel on peut lire “Jacques L, boss de Delhaize, 250.000 actions de 5000”, ce qui démontre que des gens peu fréquentables s’intéressaient à ce que ce “boss de Delhaize” pesait en actions ou à d’éventuelles transactions de titres.

De plus, il apparaît que cet administrateur de Delhaize sera responsable l’année suivante (1985) de la gestion d’une filiale du groupe aux USA. L’ensemble de ces éléments figurent au dossier et sont connus des enquêteurs de même que les éléments de contexte qui permettaient d’exercer sur l’intéressé et son entourage un éventuel chantage.

Le nom d’un officier supérieur de gendarmerie apparaît dans ce contexte, ce qui pose aussi des questions sur d’éventuelles complicités au sein de l’ex-gendarmerie, comme de savoir si cet officier a pu exercer une influence sur l’enquête.

Trois attaques similaires, même mode, mêmes suspects

Avant l’attaque d’Alost deux attaques étrangement similaires se sont déroulées le vendredi 27 septembre 1985 à Braine-l’Alleud et Overijse. Dans la même soirée à une demi-heure d’intervalles, deux Delhaize ont été attaqués de la même manière par trois suspects présentant les mêmes caractéristiques physiques qu’à Alost. Avec chaque fois, un lourd bilan humain là aussi : trois morts à Braine l’Alleud et cinq morts à Overijse, dont un jeune de 14 ans.

Pour les partisans du racket, le nombre croissant de victimes, 3-5-8 et la fin rapide des attaques après Alost, laisse supposer que quelque chose a pu se passer après la dernière attaque du 9 novembre 1985 qui aurait conduit les auteurs à mettre fin aux attaques.

Profil des suspects : crime organisé ou terrorisme

Les indices et témoignages recueillis au cours de l’enquête vont orienter les enquêteurs vers deux milieux différents : d’abord celui de la criminalité organisée, lié au banditisme, à la prostitution, au racket, au milieu du jeu et à divers trafics comme la drogue, les armes et la traite d’êtres humains.

Ensuite un milieu lié à l’extrémisme violent, intéressé à démontrer l’incapacité des forces de l’ordre à faire face à la violence, et par ce biais chercher à susciter dans la population un appel à plus de sécurité, c’est la piste de la “déstabilisation” qui a conduit par exemple en Italie à l’attentat de la gare de Bologne. De nombreux devoirs d’enquête concernant ces différents volets d’enquête ont été réalisés en Belgique et à l’étranger notamment en France, Italie, Espagne pour tenter de consolider ces différentes pistes.

Certaines ont mené vers des individus présentant un profil capable de mener des actions comme celles des attaques menées sur les Delhaize. Toutes ces personnes sont identifiées sans qu’on sache pour l’heure lesquelles sont considérés comme suspects pour des faits liés aux tueries.

D’anciens mercenaires proches du SAC

Se retrouvent notamment parmi ces suspects, d’anciens mercenaires français proches du SAC, une organisation politique issue du Gaullisme et qui recrutait dans les milieux criminels. Plusieurs de ces “barbouzes” ont effectué des séjours en Belgique, s’entraînant même au tir chez nous, dans la période des attaques. Ils sont connus pour des faits criminels graves dont des attaques de grandes surfaces. Parmi les noms connus, on trouve le chef de bande des Borains, Adriano Vittorio, qui avant de défrayer la chronique en Belgique, était impliqué dans le SAC Marseillais.

Ou d’anciens militants du WNP, une organisation belge regroupant de jeunes militants incités à commettre des actes illégaux en croyant servir l’Etat et la lutte contre le communisme ; certains affirmant même avoir été utilisés pour effectuer des repérages sur les parkings de grandes surfaces en Région bruxelloise.

Jusqu’ici, rien ne permet d’affirmer que ces différentes pistes ont été nourries par de nouveaux éléments d’enquête et permettront d’aboutir à des inculpations. Depuis la reprise en main de la communication par le parquet fédéral, le “no comment” est devenu la règle. “Circulez, rien à voir” donc, ce qui ne veut pas dire qu’il ne reste plus rien à découvrir.

Bron » RTBF