“Curieux, non ?”, relève l’ex-gangster Léopold Van Esbroeck, le seul dans le milieu criminel à avoir parlé (et donné des noms !)
Quand il écrit son livre “Lettres ouvertes aux tueurs du Brabant”, publié en 1998 aux Éditions La Longue Vue, c’est du lourd. À la page 123, Van Esbroeck accuse : “J’ai l’intime conviction que Bultot était une sorte d’officier de recrutement chargé de trouver des hommes pour participer aux commandos mortels des tueurs. Et Dominique S. sait : deux jours après l’attaque d’Alost, alors que nous étions à Saint-Raphaël, Dominique me répéta ce qu’il m’avait déjà dit après l’attaque des Delhaize à Overijse et Braine-l’Alleud : Je suis sûr que Johnny D. a fait Alost”.
Ces gens, Léopold Van Esbroeck les connaît. Les accusations sont gravissimes, il les assume. “Je suis entièrement responsable de chaque ligne, écrit-il, de chaque point, de chaque virgule. Les passages consacrés aux attaques des tueurs à Braine-l’Alleud, Overijse et Alost sont basés sur ma conviction intime et sur les événements et faits auxquels j’ai moi-même participé”.
Depuis le temps, ceux qu’il balance ont tous eu la possibilité de l’attaquer en justice, ou comme cela se pratique dans le milieu. Question simple : lequel l’a fait ?
À propos de Bultot, qui dirigeait la prison de Saint-Gilles, Van Esbroeck va loin : “Il (Bultot) m’aurait sans doute demandé de participer aux attaques des tueurs. Si j’avais refusé, j’aurais signé mon arrêt de mort. J’aurais été assassiné, c’est sûr et certain. Si on vous propose d’entrer dans une telle bande et qu’on refuse, on est cuit. On va un jour promener avec son chien et on n’en revient pas”.
Pour Van Esbroeck, “Bultot n’était sûrement pas l’homme clé des tueries. Ainsi, je ne sais pas s’il a été impliqué dans les premières attaques des tueurs, en 1983. Je pense, en revanche, qu’il recrutait. Pour le compte de qui ? De l’extrême droite ? Pour des gangsters qui mijotaient des plans de racket des grandes surfaces ?”
Et qui Bultot aurait-il recruté, selon lui ? Deux noms apparaissent (page 125) : Dominique S. et Johnny D., encore que Van Esbroeck indique aujourd’hui n’avoir pas écrit dans le livre qu’il pensait que le second aurait participé aux tueries.
Pour lui, cependant, “une violente querelle éclata dans la bande entre le 7 et le 19 septembre 1985”. La date n’est pas anodine, les attaques contre les Delhaize à Braine-l’Alleud et Overijse ayant eu lieu le 30 septembre.
À l’évidence pour Van Esbroeck qui fait le lien, “la querelle avait un rapport avec les tueries. Je crois qu’elle a d’abord éclaté parce que l’un refusait de participer aux attaques. Je pense qu’il s’était fait recruter par Bultot mais qu’il a pris peur et a refusé par la suite de participer aux attaques des tueurs en 1985”.
“Totalement cinglé”
On entend souvent dire qu’il est curieux que personne n’ait parlé dans le milieu criminel. Faux ! Van Esbroeck le faisait dans ce livre. Page 128 : “Le lendemain des faits à Braine-l’Alleud et Overijse, Dominique S., que j’ai vu dans mon appartement de Rhode-Saint-Genèse, était pâle comme un cadavre. Comme s’il avait vu un fantôme. Je l’ai interrogé plus tard à ce sujet. Il m’a dit qu’il avait peur que Johnny ait utilisé une voiture qu’il (Dominique) avait volée et préparée. […] Je ne sais pas si Johnny D. était capable d’horreurs. Cependant, Dominique S. m’a suffisamment décrit comment il perdait les pédales et devenait totalement cinglé”.
Plus loin, page 137, Van Esbroeck enfonce le clou. “Je suis convaincu que mes anciens compagnons Bultot, Johnny D. et Dominique S. étaient impliqués dans les attaques des tueurs contre les Delhaize à Braine-l’Alleud, Overijse et Alost, ou en tout cas qu’ils étaient au courant. Et je souhaite bonne chance et beaucoup de courage à ceux qui se risqueraient à m’attaquer”.
C’était, clairement, un défi. Qui l’a relevé ?
“La peur”
Van Esbroeck allait encore plus loin. Dominique S., écrivait-il, “connaissait tous les Delhaize du pays, savait où ils se trouvaient, comment ils étaient aménagés, comment il fallait les atteindre et quels étaient les itinéraires de fuite intéressants. Intelligent, il résolvait tous les problèmes pratiques, assurait la préparation et la logistique du groupe, volait les voitures et préparait les armes, principalement des riot guns qui font forte impression”.
Au tribunal, quiconque écrirait le millième ne s’en sortirait pas sans des millions à devoir débourser. Van Esbroeck constate aujourd’hui que Dominique S. n’a absolument pas bronché. L’explication, selon lui : “La peur”.
“Vraiment des timbrés”
Également cité, l’ancien flic de la PJ de Bruxelles Fredo Godfroid, le “plus jeune commissaire de Belgique”.
Ancien de l’antigang du temps des commissaires Reyniers et Marnette, Godfroid, “qui se prenait pour Delon”, avait “sa bande qui commettait réellement des braquages”.
C’est Godfroid, poursuit Van Esbroeck, qui “m’a présenté Bultot à qui j’ai même livré une BMW 525 i directement dans la cour arrière de la prison de Saint-Gilles où Bultot était directeur-adjoint. Dominique S. avait volé la BM. […] C’étaient vraiment des timbrés”.
Pas plus que le précédent, Godfroid n’a cherché à revoir Van Esbroeck ni n’a réclamé des comptes. Longtemps inculpé pour la tuerie au Delhaize d’Alost, Johnny D. a finalement obtenu le non-lieu et même fait condamner l’État belge à Strasbourg. C’est clair : Johnny n’a définitivement pas trempé dans les tueries.
Dans son livre cependant, Van Esbroeck apportait des éléments gênants : “Il n’a réagi à rien”.
Partouzeur, ami de Bouhouche
Van Esbroeck citait également Alain Moussa. Autre gangster fameux, Moussa l’avait accusé, lui, Van Esbroeck, d’“avoir fait Alost” le 9 novembre 1985, et même d’“être le géant des tueries”. S’il mesure 1 m 86, Léo Van Esbroeck avait un alibi en béton pour la tuerie au Delhaize d’Alost : ce soir-là, il était en taule.
Détruit par la drogue, Moussa, “un très bon indic du commissaire Marnette”, est mort, en 2023. Il avait eu 25 ans pour s’en prendre à Van Esbroeck. Comme les autres, il ne l’a pas fait.
Van Esbroeck présentait Jean Bultot comme “le recruteur”. “Bon copain de Bouhouche” selon lui, maniaque des armes, excellent tireur sur cibles mobiles, homme à femmes (dont celle d’un ancien magistrat du parquet) et grand partouzeur, Bultot a fini misérablement ses jours au Mozambique.
Des éléments matériels troublants avaient été trouvés dans les bois de Braine-le-Comte, là où les tueurs avaient un point de chute. Bultot revenait de temps à autre en Belgique. Mais lui non plus n’a rien entrepris contre Van Esbroeck qui l’accusait pourtant d’être “le lien entre le crime et la justice”.
Bultot, qui n’était pas un facile, connaissait les meilleurs avocats. Le livre s’était bien vendu. Faire condamner l’éditeur était pour lui un moyen de se refaire. Il n’a rien tenté, ni en justice ni autrement. Bultot est mort dans la misère au Mozambique, en 2021, quand la juge d’instruction en Belgique souhaitait encore l’interroger.
“Foutaises”
Les enquêteurs ont creusé abondamment la piste Bultot & co. Ils n’ont pas abouti. Dans son livre encore, Van Esbroeck prévenait : “Johnny D. et ses frères sont tous d’excellents comédiens. […] Quant à Bultot, on ne sait jamais quand il ment. Je comprends très bien comment il a pu abuser les enquêteurs des tueries du Brabant”.
Au fil des ans et des rencontres, nous avons posé la question – “Pourquoi n’avoir pas réagi à ce livre” – à plusieurs d’entre eux : protestations, dénégations, haussements d’épaules et réponses évasives.
Aujourd’hui, Van Esbroeck tient à préciser qu’il “n’a personnellement participé à aucun fait d’agression commis par la bande”. Pour eux, dit-il, “j’étais un peu comme une roue de secours”.
L’ancien braqueur persiste, cependant. “Je ne retire rien à ce que j’écrivais. Je suis persuadé qu’il y a eu des manipulations pour détourner les évidences. Et certains enquêteurs n’y sont pas étrangers. Après, on a tellement mélangé les dossiers avec des foutaises politiques qui plaisaient à des journalistes… Le seul truc qui me laisse un petit espoir, c’est qu’un certain S. parle”.
Signe de sa prudence tout de même, Léo Van Esbroeck, âgé maintenant de 75 ans, et qui estime “avoir beaucoup changé” au physique, a souhaité ne pas être photographié de face.
Bron: La Dernière Heure | Gilbert Dupont | 20/09/2025